L’esthétique Shaker, modestie et démesure
Ma quête de l’objet artisanal parfait, m’a menée cet été, au Vitra Design Museum près de Bâle. “The Shakers: A World in the Making”, y présente jusqu’au 28 septembre prochain, 150 pièces emblématiques du style shaker. Une occasion rare de (re)découvrir l’héritage d’une communauté célèbre pour son design simple et fonctionnel.
Meeting house (1793), Hancock Shaker Village
La communauté religieuse shaker est issue d’un petit groupe dissident de Quakers anglais qui, guidé par une femme, Ann Lee, émigre en 1774 vers la Nouvelle Angleterre. Composée à l’origine de seulement 8 membres, la petite communauté prospère rapidement jusqu’à compter près de 6 000 membres, à son apogée au milieu du XIXe siècle. Adeptes de principes humanistes éclairés (pacifisme, égalité de sexes et de races, communauté de biens), ils pratiquent lors de cérémonies religieuses, des danses et des transes extatiques leur valant d’abord le nom de “Shaking Quakers”. Leur mode de vie ascétique obéit à des règles strictes destinées à un contrôle absolu du corps et de l’esprit (Millennial Laws), et s’organise autour de la vie en collectivité, de l’ordre et du célibat.
Le « monde » extérieur étant perçu comme corrompu, les “brothers and sisters” vivent en autarcie, et dans leur quête de perfection, ils conçoivent leurs propres mobilier et bâtiments, dans un style minimaliste et fonctionnel, dépouillé de tout ornement. La standardisation de leur artisanat, intègrant des pièces interchangeables, rend possible la reproduction et la réparation des meubles. L‘uniformisation est aussi pour eux le moyen de maintenir un sentiment d’union entre les dix-neuf communautés qui émergent dans tout le pays. Selon l’historien du design américain John T. Kirk, l’esthétique shaker reposerait sur l’uniformité, la facilité de reproduction, l’ordre et la maîtrise (Uniformity, easy replication, order, and control).
Au départ, les Shakers fabriquent les meubles pour leur usage exclusif. Les matériaux utilisés sont, principalement du bois d’érable, cerisier ou pin sourcés localement, et de la peinture à base de caséine de lait teintée de pigments naturels. En réponse à une demande grandissante, venant d’un public étranger à la congrégation, séduit par la qualité et la pureté formelle du mobilier shaker, la production en série débute vers1860, assurant une belle prospérité économique aux Shakers jusqu’en 1940.
La “ladder-back” (chaise à dossier échelle) est un incontournable de l’habitat shaker. Elle est légère pour être facile à soulever, et son dossier haut est incliné pour plus de confort. D’ingénieux embouts en métal permettent de se renverser sur les deux pieds arrières au bout desquels ils sont fixés. Les catalogues de vente du XIXe siècle proposent la chaise en huit tailles, ainsi que des versions avec accoudoirs ou bascules, et diverses finitions de bois. Les assises sont soit tissées avec des sangles colorées, soit tressées avec du jonc, de l’osier ou du rotin.
Les Peg Rails, sont une réponse au besoin d’ordre et de propreté du mode de vie shaker, une solution simple, pratique et esthétique pour libérer l’espace et faciliter le nettoyage. Positionnées en hauteur, ces longues et fines patères murales en bois, pouvant parfois faire le tour complet de la pièce, offrent un nombre généreux de petits chevilles de bois où suspendre vêtements et ustensiles, aussi bien que chaises ou petit mobilier.
L’Oval Box (boite ovale en bois cintré), sans doute l’objet le plus populaire de l’artisanat shaker, n’a cependant pas été inventée par eux et était déjà présente en Europe au XVIIe. Façonnée en bois d’érable ou de cerisier, étuvé et cintré autour de formes en bois, elle est maintenue par de fines saillies découpées dans le bois (fingers), fixées par de petit clous. Cette technique, qui évite au bois de gonfler et de se fendre, est devenue une signature emblématique faisant de la boite ovale une icône du design shaker. Déclinée en onze tailles gigognes et en plusieurs couleurs, elle sert de contenant pour les denrées alimentaires sèches ou le petit outillage.
La modestie intrinsèque des meubles shakers, n’empêche pas la démesure de certains. Comme le banc qui, à l’entrée de l’exposition, stupéfie le visiteur par sa longueur interminable de plus de 3,4 mètres. L’assise en pin et le dossier fait de fuseaux d’érable, ne sont soutenus que par trois paires de fines jambes en cerisier, sans aucun renfort entre elles. Une telle délicatesse laisse supposer le soin et le contrôle avec lequel les fidèles s’y asseyaient et le déplaçaient pour faire place aux danses lors des cérémonies du culte.
1910 marque le début du déclin du mouvement, et aujourd’hui seuls deux membres restent actifs. Le style shaker commence à être collectionné à la fin des années 1920, et un premier ouvrage “The Community Industries of the Shakers” est publié en 1932 par le collectionneur et marchand Edward Deming Andrews, ouvrant la voie à une abondante littérature sur le sujet. Dès 1950, le futur Shaker Museum de Chatham, New York (déplacé plus tard à Mount Lebanon), se donne pour mission de protéger la mémoire des Shakers et de sauvegarder leur héritage, en recueillant les biens des dernières communautés qui disparaissent l’une après l’autre. En 1986, le Whitney Museum of American Art, New York, confirme le rôle essentiel joué par les Shakers dans l’histoire du design, en leur consacrant une première grande exposition intitulée “Shaker Design ».
L’influence déterminante de l’esthétique artisanal shaker sur le mouvement Arts and Craft, le minimalisme japonais ou les modernistes, se poursuit, à l’heure où l’artisanat connait un important regain d’intérêt, auprès d’une nouvelle génération de designers. La rétrospective exceptionnelle du Vitra Design Museum est une invite à reconsidérer le design et les valeurs humanistes de l’art de vivre des Shakers, en résonance avec les préoccupations de notre époque.
Vitra Design Museum, Weil am Rhein, Allemagne
Shaker Museum, Mount Lebanon, New York, USA
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